Je suis parti d'une phrase d'Hergé : Le déroulement du temps est l'une des choses les plus difficiles à rendre en bande dessinée et d'ajouter, en parlant des sous-titres explicatifs : je n'ai pas encore réussi à m'en débarrasser.
Bien sûr, une fois de plus, Hergé pèche par excès de (fausse) modestie, car on verra, à l'aide de quelques exemples, qu'il lui arrive parfois de se passer des traditionnels un peu plus tard et autres pendant ce temps.
Il me revient également en mémoire cette réflexion du conférencier sur les éclipses en 2006 à Chabeuil (j'ai hélas oublié son nom) à propos de la fameuse scène à la fin du Temple du Soleil : Il est impossible que l'éclipse se déroule en un laps de temps aussi court que dans l'album .
Mais qu'est-ce qui permet d'affirmer cela ? On voit un plan des Incas affolés tout de suite après une vue du soleil qui s'assombrit. Mais on n'a aucune idée, au fond, du laps de temps qu'il peut y avoir entre deux cases, à moins que l'auteur nous le montre sans ambigüité. Ce n'est pas parce que le temps de lecture est court que la scène est forcément courte. C'est d'ailleurs là un des charmes majeurs de la BD !
Une autre scène a fait couler beaucoup d'encre : les deux cases, dans le Crabe aux Pinces d'Or, où Tintin accourt vers le port. Certains en ont conclu qu'il ne pouvait habiter Bruxelles.
Déduction hâtive ! Qui nous dit qu'il n'a pas emprunté une voiture, un car, un train ?... Certes, Hergé n'a pas indiqué Une heure plus tard mais il n'a pas non plus mis Peu de temps après. Donc, on peut imaginer ce que l'on veut.
On notera en passant une scène similaire dans le Secret de la Licorne : Tintin envoie chercher un serrurier et deux cases plus loin le voilà ! Temps de lecture et temps réel sont complètement dissociés (il est rare en effet qu'un artisan soit aussi prompt).
Reprenons et procédons par ordre, nous avons trois manières de rendre compte du déroulement du temps :
1) La méthode directe par les sous-titres.
2) La méthode directe par le dessin lui-même, en une succession d'images chronologiques.
3) La méthode indirecte, la plus subtile, où tout peut être contenu dans un seul dessin, dans une série de plusieurs avec ellipse, ou dans les dialogues.
La méthode directe par les sous-titres
Nous en avons recensé 594 en tout, répartis comme suit :
congo : 24 , amérique : 17 , cigares : 38 , lotus : 27 , oreille : 37 , ile noire : 9 , sceptre : 21 , crabe : 13 , étoile : 16 , secret : 10 , trésor : 25 , sept boules : 12 , temple : 47 , or noir : 40 , objectif : 36 , on a marché : 31 , affaire : 35 , coke : 43 , tibet : 42 , bijoux : 28 , vol 714 : 13 , picaros : 30.
Un dessin valant mieux qu'un long discours, un petit graphique résume ci-après ces données chiffrées :
On pourra rapprocher ce graphique de celui que j'ai fait dans l'étude sur les anonymes : il y a un creux manifeste pendant la période de guerre, celles où les histoires sont le plus "intemporelles" !
Pour les mordus de la précision, voici un tableau Excel avec le détail de toutes les indications de temps : les 6 premières colonnes recensent les indications "pendant ce temps", "instant(s)", "minute(s)", "heure(s)", "jour(s)", "soir", "lendemain", puis nous avons toutes celles qui ne rentrent pas dans ces catégories ("AUTRES"), le compte total, puis les indications supplémentaires "lendemain matin" et "plus tard".
C'est l'indication comportant le mot "lendemain" qui revient le plus souvent : 149 fois, dont 69 "lendemain matin", ensuite "pendant ce temps" : 101 fois, puis les indications comportant le mot "heure" (comme "quelques heures plus tard") : 93 fois, "jour" : 70 fois, "minute" : 35 fois et enfin "instant" (comme dans "quelques instants plus tard") : 33 fois."Plus tard" est par ailleurs une indication supplémentaire qui revient pas moins de 167 fois. "Plus tôt" n'existe pas : il y a d'ailleurs très peu de flash-backs dans les aventures de Tintin.
Que conclure de tout cela ? Tout d'abord l'indication majoritaire comportant le mot "lendemain" sert avant tout à évacuer la nuit, de manière à rattacher ensemble plusieurs journées consécutives. Les scènes de nuit sont peu nombreuses dans Tintin (à part dans le Lotus Bleu) et d'autant plus remarquables : elles souvent propices à des cauchemars (7 boules, temple)...
On remarque également que l'indication comportant le mot "instant" (comme dans "quelques instants plus tard") n'apparait que trois fois au cours des dix premières histoires,
quant à la mention comportant "minute" elle n'apparait pour la première fois que dans le Secret de la Licorne (en fait dans les Cigares mais on sait que la version couleur est postérieure).
De fait, les indications de temps court (inférieures à l'heure) sont quasi absentes de la première moitié de l'uvre !
Parfois Hergé s'amuse : ainsi planche 53 des Picaros cette indication : "Et le lendemain de la veille" ...
Les indications précises d'heure ou de date sont très rares. Citons :
Congo pl.51 : "Le 31 mars, à Kalabelou"
Trésor pl.54 et 55 : "Jeudi 10", "Vendredi 11", etc.
Affaire pl.46 : "A l'aéroport de Cointrin, 13h40", "14h17", "14h35", etc.
Méthode directe par le dessin, en une succession d'images chronologiques
Très explicite également, on peut voir une succession de dessins, généralement de petites dimensions, qui découpent le temps en tranches :
Là c'est évident, c'est une montre qui sert d'unité de mesure...
...tandis qu'ici c'est une bouteille qui joue ce rôle.
Dans ces deux exemples, nous voyons la même chose : des passagers de plus en plus incommodés (que ce soit par le mal de mer ou le décollage d'une fusée interplanétaire) qui jouent le rôle de repères temporels, comme la montre ou la bouteille... Hergé nous montre plusieurs personnages, mais au fond cela pourrait être le même, qui se décompose petit à petit.
Méthode indirecte par le dessin, en une ou plusieurs images
Il peut arriver qu'une seule image condense plusieurs actions successives. Hergé les préférait entre toutes. Dans son livre d'entretien avec Numa Sadoul, il en cite deux. Elles sont devenues célèbres, les voici :
Dans la première, les Berabers décomposent un mouvement de fuite, suggérant un déroulement temporel.
Dans la deuxième, le lecteur recompose le déroulement de l'action : du départ du bateau (au fond) jusqu'au débarquement sur la plage (le capitaine) en passant par le trajet en canot (Tintin et les Dupondt). Du grand art !
Il aurait pu citer également cette scène où l'on voit Cartoffoli dans ses uvres ! Le rapprochement a été fait avec les tableaux grouillants de Jérôme Bosch. Il est évident que la simultanéité des actions est impossible.
Autre condensé étonnant : Mitsuhirato ne serait pas dans cet état après une simple baffe !
Voyons maintenant d'autres exemples, moins connus :
Dans ces deux cases, assez similaires, ce sont les dialogues entre deux militaires qui nous renseignent sur le temps : l'attente va être longue pour Milou (à gauche), la scène a duré une heure (à droite).
Dans cet autre exemple, particulièrement subtil, on voit Tintin trempé qui quitte sa veste (après sa fameuse chute du wagon), puis la remet pour avoir les deux mains libres afin d'escalader la paroi, la re-quitte pour la faire sécher, puis la remet. On suppose donc qu'il a marché pendant un certain temps entre les vignettes 3 et 4 pendant lequel sa veste sèche.
Dans le même ordre d'idée, un peu plus loin dans la même histoire, observez la structure du mur entre ces deux cases consécutives : elle n'est pas la même. Donc, il s'est écoulé du temps !
Merci à Pierre Fresnault-Deruelle d'avoir attiré mon attention sur cette vignette dans sa récente et excellente brochure "Les mystères du Lotus Bleu". Pour lui, elle a une fonction subalterne, essentiellement décorative. Certes, mais elle nous renseigne aussi sur le temps : nos héros ont descendu 105 marches visibles (sic) sans compter les nombreuses autres sous-jacentes avant et après. Une indication sur la dureté... et la durée du parcours !
Regardez le pare-brise de la voiture de Müller : il oscille de la gauche vers la droite. On s'éloigne du sujet ? Pas tant que ça : imaginez que la voiture fût fixe. On n'aurait pas le sentiment du mouvement, donc du temps qui s'écoule.
"Permettez-moi de vous offrir un verre..." dit le commissaire à nos amis. Remarquez que les verres sont pleins (et généreusement pour une liqueur!) et que le capitaine commence déjà à porter le sien à ses lèvres. Cette vignette contient donc plusieurs états temporels : 1) je vous offre un verre 2) je les remplis 3) à votre santé !
A suivre... NB : voyez page dossiers un compte-rendu de ma conférence de Senlis 2010 sur ce sujet !
Note sur les images
Vous pouvez charger une image scannée par vos soins et provenant de votre disque dur en cliquant individuellement sur chaque image : vous renseignez le chemin complet de votre image, par exemple "file:///C:/SAPBM/Images/image1.jpg".
Ajouter éventuellement "http://www.sapbm.com" dans les sites de confiance (sous Explorer : Outils->Options Internet->Sécurité->Sites).
Autre option : charger toutes les images d'un coup, pourvu qu'elles se nomment image1, image2 etc. et qu'elles soient toutes dans le même dossier. Pour celà renseignez le chemin ci-dessous (par exemple "file:///C:/SAPBM/Images"), l'extension des images (jpg, gif, png...) et validez.
Attention : avec Windows il faut parfois écrire "\" au lieu de "/" !
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