Re: SYLDAVIE & rigueur intellectuelle
Envoyé par:
mik (Adresse IP journalisée)
Date: 21/06/09 23:Jun
Voici la réponse d'Yves Horeau, ou comment aller 'plus loin':
Cher ami,
"trouvaille" est beaucoup dire. Je préfèrerai hypothèse. Je vous envoie
ci-joint les pages extraites de mon étude sur la Syldavie qui sont inédites.
Je les communique volontiers à mes amis tintinophiles en leur demandant
seulement d'indiquer, s'ils veulent en faire état, que j'en suis l'auteur.
LE VOL DU SCEPTRE D’OTTOKAR
On se souvient que Tintin, perplexe et déçu par l'impéritie ridicule des Dupondt, quitte le château Kropow décidé à tirer "lui-même cette affaire au clair". L'énigme ressemble au Mystère de la Chambre jaune, ce roman célèbre de Gaston Leroux paru en 1908 qu'Hergé a certainement lu : un "crime" commis dans un espace clos, fermé de l'intérieur, sans possibilité pour son auteur de s'échapper. En passant devant la boutique d'un marchand de jouets, son attention est attirée peut-être par une carabine à flèches "Eurêka", puis par le petit théâtre de marionnettes où Guignol rosse un comparse à coups de bâton, scène qui lui rappelle le duo grotesque des deux Dupondt se renvoyant la fourche de bois devant la fenêtre à barreaux de la salle du Trésor, puis par le château fort miniature dont la tour carrée et crénelée lui rappellent les lieux qu'il vient de quitter. Hergé ne dessine rien au hasard… Revenant sur ses pas, près de la forteresse de carton, il aperçoit le petit canon à ressort qui fera de lui un nouveau Rouletabille. "Eurêka !... J'ai trouvé!…" Le sceptre a servi de projectile au tube de guidage dissimulé dans l'appareil photographique ! Cette ingénieuse explication, confirmée en tous points, va en effet permettre de sauver la monarchie syldave.
C'est du moins ce que tout le monde a cru. Tintin en a fait la démonstration dans l'édition en noir et blanc de 1938 en catapultant un bâton ressemblant un peu au sceptre de l'époque, en forme de Γ[gamma]. Dans l'édition en couleurs, ce bâton devient une fourche Y pour mieux s'identifier au nouveau sceptre pourvu d'ailes. Encore un souvenir du scoutisme que ce bâton fourchu ! On le donnait au "départ routier", cérémonie qui avait lieu à un carrefour pour symboliser la croisée des chemins entre lesquels le routier aurait à choisir dans cette nouvelle étape de sa vie. À la différence du bois l’or est un métal tellement lourd que le catapultage d’un objet de cette taille au moyen d’un tube à ressort paraît problématique. Il valait la peine de le vérifier. À première vue, on croirait facilement que ce sceptre du XIVe siècle, remanié au XXe et objet de tant de convoitises, est en or massif ou, à la rigueur, creux. Rien ne nous ayant été dit à ce sujet, à partir d’un examen détaillé des images on peut évaluer le volume en estimant qu'il est composé d’un cylindre (60cm de long, 1,57cm de diamètre), de deux "pavés" pour les ailes et d’un pour le corps du pélican) soit au total (on épargne les calculs au lecteur) environ 480 centimètres cubes. La densité de l’or étant de 19,3 grammes par centimètre cube, on en déduit qu’en or massif, il pèserait 9,26kg. C’est très lourd ! Il est surprenant qu'un tel fardeau puisse être transporté dans la poche de l’imperméable de Tintin ou dans la gueule de Milou sur plusieurs kilomètres… On devine déjà qu'il va falloir un ressort extrêmement puissant pour l'expédier dans les airs et cette intuition va se renforcer si on considère la distance parcourue qu'on peut estimer à 106 mètres (schéma ci-dessous).
D’après les images, le sceptre est lancé d’une fenêtre de la Tour Carrée à 30m au-dessus du fleuve. L’angle de tir est de 30° (46 C 1). Le projectile décrit sans doute une trajectoire proche de celle du schéma, avec accélération de la chute verticale du fait des frottements de l'air. Il survole successivement : – l’espace entre la Tour Carrée et l’enceinte, 19m – la rive buissonnante au pied des murs, 11m – le fleuve, 50m – plus une certaine distance entre le fleuve et le point d'impact que nous estimons à 26m (après l'avoir calculé trigonométriquement en évaluant à 15m la hauteur au-dessus du fleuve du point de chute ( 48 B 3) sur l’autre rive). Total 106m.
Connaissant le poids (9,26kg), la distance (106m), l'altitude du tir (30m), l'angle du tir (30°), supposant par ailleurs que le ressort de l'appareil photographique a pour longueur 80cm et qu’on peut le comprimer jusqu’à 20cm, il est possible de poser une équation dont l'inconnue sera la "raideur" du ressort nécessaire pour obtenir cette belle performance. Le calcul donne : 24.816 N/m (newton par mètre), soit 2,5 fois la raideur d’un ressort d’automobile (!) Inutile de dire qu’il est impossible d’envisager de loger un tel ressort dans un appareil photographique, ni de le bander à la main, encore moins d’en réchapper s’il vous saute à la figure ! Dans quelle mesure peut-on faire varier ces données ? Ni les distances, ni la loi de gravité ne peuvent être modifiées. En revanche, on peut alléger le sceptre et trouver un angle de tir plus favorable.
Alléger le sceptre. L’or est un métal lourd mais mou. Si le sceptre est creux, une chute risque de l’abîmer considérablement. D’autre part, ni le titane ni l’aluminium n’existaient au XIVe. Revenons au bâton et proposons un sceptre creux en bois, plus précisément un bambou plaqué or, un bambou ou roseau emprunté à l’habitat du pélican et dont les nœuds correspondraient aux trois anneaux incrustés de pierres précieuses autour du manche. Pourquoi pas ? Le mot "sceptre" ne vient-il pas du mot grec skêptron qui signifie "bâton" ? Les trois anneaux incrustés de pierres précieuses correspondent peut-être aux nœuds d’un gros bambou de 3mm d’épaisseur, donc très résistant, recouvert d’une feuille d’or de 0,1 mm. Le corps de l’oiseau serait creux aussi mais pas les ailes. En épargnant les calculs au lecteur, nous parvenons à un sceptre dont la feuille d’or pèse 135gr et le bois (sa masse volumique serait de 0,81g/cm3, comme le chêne), 1kg soit au total 1,135kg.
Un angle de tir plus favorable. On peut imaginer que Czarlitz a tiré avec un angle de 45° auquel correspond la plus grande portée. Par application de la même formule, la constante de raideur du ressort passerait alors à 2.872 N/m. C’est plus raisonnable mais c’est encore trop. On voit mal comment l’appareil de photo truqué pourrait supporter une tension égale à 287 fois celle des ressorts à boudin utilisés dans les laboratoires de l’enseignement secondaire (10 N/m environ) sans compter que la détente de ce ressort aurait tué Tintin. Celui-ci s'est donc trompé en croyant voir le morceau de bois fourchu projeté par le ressort atterrir de l'autre côté du fleuve… Resteraient encore à examiner la résistance de l’air, l’influence du vent et le comportement en vol de cette flèche déséquilibrée, sa sensibilité aux chocs qui ne lui sont pas épargnés : coup sur la tête de Staszrvich, collision avec un bouleau, multiples atterrissages brutaux… Bref, vol du sceptre, oui, envol du sceptre, non.
Il faut se rendre à l’évidence, le roi, Tintin, les Dupondt et nous, avons été piégés. Nous avons été obnubilés par l'appareil photographique truqué qui n'était qu'un leurre. Personne ne s'est étonné que dans cette histoire les complices aient pris le risque d'abandonner le sceptre un après-midi entier, une nuit et une seconde matinée, dans un bois à cent mètres du château, alors que le précieux talisman était recherché par toutes les polices ! On objectera que Czarlitz ayant mal visé, les conjurés ne l'ont pas retrouvé tout de suite ; certes, mais il ne faut pas vingt-quatre heures pour dénicher un objet brillant de 60cm dans un sous-bois. En réalité, le sceptre en or est bien passé par la fenêtre de la tour Kropow mais il n'a pas été catapulté.
Nous proposons une hypothèse très simple qui ne contredit aucun des éléments du récit : un traître qui ne peut être qu'un membre de la garde spéciale du château Kropow a hissé le sceptre jusqu’au mâchicoulis qui surplombe la fameuse fenêtre au moyen d’une cordelette puis a réussi à le faire parvenir à ses complices. Certes, le capitaine se porte garant de ses hommes : " Ils sont au-dessus de tout soupçon ! Ce sont des hommes d'une fidélité éprouvée…" mais il est permis au lecteur d'avoir quelques doutes, lui qui sait à quoi s'en tenir quant à la fidélité des officiers de gendarmerie, du capitaine des gardes du palais, du colonel aide de camp du roi, du photographe officiel de la Cour, du pilote de l'avion spécial envoyé par le ministre de l'Air…" Des complices ! Ils en ont donc partout !..." soupire le roi. En effet… On peut conjecturer que le jour J de l'attentat a été fixée par les conspirateurs en fonction des tours de garde. Ce jour-là, comme prévu, deux sentinelles qui font partie du complot sont postées devant la porte de la salle du Trésor. Au signal donné par Czarlitz, l'une d'elles monte précipitamment en haut de la tour et, depuis le chemin de ronde, fait glisser par un mâchicoulis la cordelette munie d'un anneau dans lequel Czarlitz va passer le sceptre enveloppé dans le mouchoir qui lui a servi de masque. L'homme n'a plus qu'à le hisser, le cacher et redescendre quatre à quatre juste avant l'arrivée de Tintin et du roi qui l'envoie chercher les doubles des clefs. En ouvrant la porte, le point d'interrogation au-dessus de leurs têtes en témoigne, le roi et Tintin sont frappés de stupeur devant les corps étendus sur le dallage, mais le garde, lui, reste impassible (41 D 2). Pour lui, aucun point d'interrogation, comme s'il savait…
Les conjurés ont été très habiles. Tout d'abord dans le choix du produit fumigène qui a "pris à la gorge" et endormi instantanément toutes les personnes présentes dans cette salle pourtant de dimensions très vastes, sauf Czarlitz, bien sûr, équipé d'un masque ou d'un mouchoir. Hergé, comme tous ses contemporains de l'entre-deux-guerres, se souvient de la redoutable efficacité des gaz de combat. Les gaz soporifiques lui ont déjà servi à neutraliser Tintin dans les Cigares du Pharaon, les passagers et l'équipage du Manitoba dans le Rayon du Mystère. Habileté aussi dans la rapidité des opérations car – c'est une coïncidence imprévue – il ne s'est pas écoulé plus de dix minutes entre l'enfumage et l'arrivée en trombe du roi et de Tintin. Il est même incroyable qu'aucune trace de cette "épaisse" fumée ne subsiste dans la salle… Pourtant, les comploteurs ne sont pas au bout de leurs peines. La principale difficulté de l'opération est de faire sortir le sceptre de la forteresse dont les entrées et sorties sont naturellement étroitement contrôlées. La nuit suivante, l'un des deux gardes complices qui sait qu'il est de faction à l'extérieur du château - les abords de celui-ci sont évidemment surveillés - va chercher le sceptre dans sa cachette, le descend en le dissimulant sous son grand manteau rouge et s'en va prendre sa garde. Depuis son poste, ou à l'occasion d'une ronde – nous sommes à un jour de la pleine lune – il détache l'une des barques de service au pied de la muraille, traverse le fleuve et va déposer son précieux fardeau dans un endroit convenu du bois de bouleaux qui est désert et peu fréquenté. Malheureusement pour lui, dans sa hâte et dans l'obscurité du sous-bois, il se trompe de repère…
À l'aube, le conjuré dont c'est la mission se rend discrètement au bord du fleuve, entame une première recherche mais ne trouve rien à sa grande surprise. Du coup, il va chercher du renfort, à savoir les deux gredins, un chrétien et un musulman, avec qui il a attaqué Tintin la veille dans le parc de la Galerie des Fêtes et qui attendent dans leur voiture. Le trio explore à fond le bosquet de bouleaux convenu. Peine perdue. Ils vont alors fouiller tout le bois jusqu'à près de 14h et c'est miracle que Tintin, les Dupondt et les deux gardes soient arrivés à temps pour les neutraliser au moment où ils réussissaient. Mais alors, objecterez-vous, si tel était le plan prévu, pourquoi Czarlitz a-t-il truqué son appareil photographique, fait croire à ses complices de l’équipe de ramassage qu’il expédierait le sceptre par la voie des airs et ordonné de le récupérer le lendemain matin seulement ? Parce que les instigateurs du complot croyaient que le stratagème serait rapidement dévoilé (on peut en effet s'étonner que les murs, les hallebardes et même les pieds de l'appareil photographique aient été sondés sans que l'on s'attaquât au "mystère de la chambre noire !") Si, comme ils l'escomptaient, le pot aux roses avait été découvert immédiatement, le bois n'aurait pas manqué de faire l'objet d'un ratissage en règle. On n'aurait rien trouvé, évidemment puisque le sceptre n’avait pas encore été déposé dans le bois ! Du coup, les enquêteurs en auraient déduit qu'ils arrivaient trop tard, que le sceptre était déjà en route pour la Bordurie et la police se serait lancée sur d'autres pistes laissant le champ libre à la deuxième phase nocturne de l'opération. D’autre part, en laissant les seconds couteaux dans l'ignorance de la machination et en prenant sur lui la responsabilité du crime, Czarlitz couvrait les gardes félons sans encourir de risque puisqu’il savait déjà pouvoir s’évader de la prison d’État.
Finalement, en regardant la vitrine du marchand de jouets, Tintin n'a vu que le canon à ressort. Il aurait mieux fait, selon nous, de considérer le véritable indice : le petit avion pendu par une ficelle, comme le sceptre ailé à la Tour Carrée du château Kropow.